CHAPITRE II
Encore que j’aie jà cité son nom en ces mémoires, Louis de Gonzague, duc de Nevers y apparaît pour la première fois en sa corporelle enveloppe. Certes, je l’avais souvent encontré à la Cour, où il taillait du temps d’Henri Troisième un personnage tout ensemble considérable et hors du commun, fort catholique sans être ligueux, fort hostile aux huguenots sans vouloir les massacrer, et fort révérencieux du pape sans cependant lui vouloir sacrifier les droits de l’Église gallicane.
Il était italien par son père, le duc de Mantoue, mais devint duc de Nevers par son mariage avec Henriette de Clèves qui avait hérité dudit duché. Dès lors, il vécut en France et à la Cour, dans l’entourage de Catherine de Médicis et se considérant à la parfin comme français, il avait servi loyalement Henri III et Henri IV, celui-ci depuis sa conversion, laquelle en novembre de l’année écoulée, il avait attenté de faire avaliser par le pape, mais en vain : ce qui n’avait pas failli de l’aigrir prou : aigreur dont il n’avait guère besoin, étant jà de sa composition vinaigreux et vétilleux en diable, très imbu de son haut rang, rancuneux à frémir, homme en bref à brouilleries, querelles et procès. À ce que j’avais souvent imaginé, son caractère avait moulé de l’intérieur et sa face, et son corps, car de son physique il était petit, estéquit, tordu, le visage maigre et ridé, la lèvre déprisante, la langue acide, et l’œil fulgurant. Vêtu perpétuellement de noir, il s’accoisait volontiers même en compagnie mais l’oreille aux aguets, dardant de dextre et de senestre ses regards aigus. Quand il n’était point en procès avec tel ou tel, il entrait en querelle avec sa propre conscience, avec laquelle il avait interminablement débattu s’il devait servir Henri III après sa réconciliation avec Henri IV, ou servir Henri IV avant sa conversion. Au demeurant, c’était un homme de beaucoup d’esprit, et fort docte, surtout en engéniérie, ayant consacré beaucoup de temps et d’étude à l’art des sièges et des fortifications.
— Monsieur, me dit-il roidement, quand il eut consenti enfin à me recevoir après m’avoir contraint une grosse heure à faire antichambre, n’était l’instante prière de Sa Majesté, je ne vous eusse pas reçu pour la raison que votre père est un huguenot opiniâtre et que vous-même êtes un huguenot à peine repeint aux couleurs catholiques.
— Monseigneur, dis-je avec un salut des plus brefs et non sans quelque véhémence, mon père a servi fort vaillamment, tout huguenot qu’il est, Henri II et Charles IX sur les champs de bataille. Il n’a jamais consenti à prendre les armes contre Henri III, maugré toutes les sollicitations des chefs réformés. Et enfin, au lendemain de l’avènement d’Henri IV, il a, en dépit de son âge, servi de son bras et de ses deniers, libéralement, le légitime souverain de ce royaume. Force vous est donc de considérer le baron de Mespech comme entrant dans la catégorie des « huguenots non séditieux » pour lesquels, dans votre fameux rapport de 1572, vous n’avez prévu qu’une fort léniente sanction : La saisie d’un sixième de leurs biens. Or, Monseigneur, c’est beaucoup plus qu’un sixième de ceux-là que mon père a de soi donné à Henri Quatrième pour soutenir ses armes contre la Ligue et l’Espagnol. Quant aux quatre enfants vivants du baron de Mespech, et de ma mère née Isabelle de Caumont, ils sont tous, à ce jour, moi compris, convertis au catholicisme. Et j’ose dire, Monseigneur, avec tout le respect que je vous dois, qu’il n’y a pas de raisons de contester davantage que celle du roi la sincérité de leur conversion.
Le duc de Nevers ouït ce discours la face imperscrutable et l’œil comme dardé dans le mien. Mais celui-ci, dès que j’eus fini, me parut s’adoucir, sa voix, dès qu’il parla, perdant un petit de son premier vinaigre.
— Monsieur, dit-il, votre discours est tout à la fois habile et honnête, et vous y employez le mot « raison » auquel je ne laisse pas que d’être sensible, tâchant toujours d’éclairer mes jugements par sa lumière. Toutefois, Henri Troisième, à ce qu’il m’a dit, vous tenait pour un gentilhomme qui, pour le servir, avait consenti à « caler la voile » et « aller à contrainte ».
— Mon pauvre bien-aimé maître, dis-je avec un sourire, les a jugés ainsi, parce qu’il était lui-même excessivement dévot, comme bien vous savez, Monseigneur. Il pèlerinait, il processionnait, il se flagellait, il faisait retraite dans les couvents. Mais pour moi qui étais huguenot des plus tièdes, comment serais-je devenu, en me convertissant, catholique fervent, alors même que ma famille et moi-même avions été cruellement persécutés par les prêtres ? Et enfin, Monseigneur, puisque vous êtes sensible à la raison, peux-je vous demander si c’est raison de vouloir si exactement sonder ma foi, alors qu’en votre récente ambassade à Rome, vous avez, à juste titre, interdit aux trois évêques qui vous accompagnaient de se soumettre à l’examen du cardinal de l’inquisition, comme le Saint Père vous l’avait ordonné.
— Il y a une grande différence, dit le duc de Nevers, la crête haute et l’œil jetant des éclairs. Déférer trois évêques français à l’inquisition papale, pour le seul crime d’avoir aidé à la conversion du roi, c’était mortellement offenser et le roi de France et moi-même, son ambassadeur.
— Assurément, dis-je, mais quant à moi, je ne vole pas si haut. Et ma présente mission n’étant pas spirituelle, je ne vois pas que la ferveur de ma foi catholique soit légitimement débattable.
— Elle le sera, si j’en décide ainsi, dit le duc de Nevers, l’œil aussi noir que sa vêture et avec un air de hautesse qui me laissa béant.
— En ce cas, dis-je, quand je me fus repris, plaise à Votre Excellence de me donner mon congé, ne sachant pas si le roi mon maître lui a baillé qualité pour me soumettre à son Inquisition.
Ayant dit, je fis à ce diable noir de duc un profond salut, et sans attendre le congé que je quérais de lui, j’allais tourner les talons quand il s’écria :
— De grâce, Monsieur, asseyez-vous. Ce que j’en ai dit n’était que pour éprouver votre métal, et je suis content que votre fer ait répondu au mien sans ployer.
Cornedebœuf, m’apensai-je, se la scusa non è vera, è bene trovata[5], et montre un esprit prompt. Mais pour moi, j’incline à m’apenser que ce petit escalabreux de duc a plutôt craint de déplaire au roi en me rebuffant davantage. Sur cette pensée, je m’assis promptement, répondant à la tardive courtoisie de Nevers, après quoi, la face tout ensemble ferme et avenante, j’attendis son bon vouloir avec un air de gracieuse fierté.
— Monsieur, reprit-il, la voix aussi suave que ruisseau doux-coulant, mais sans pouvoir garder qu’un je ne sais quoi de pointu et de picanier apparût dans son œil, je voudrais de prime vous ramentevoir que vous me devez appeler « Votre Altesse » et non « Votre Excellence », puisque je suis duc régnant.
— Monseigneur, dis-je avec un salut, je croyais que vous aviez baillé votre duché du Rethelois à Monsieur votre fils.
— Je le lui ai baillé en apanage, dit le duc de Nevers, mais j’en demeure souverain.
— Je fais donc toutes mes excusations à Votre Altesse, dis-je avec un nouveau salut. Aussi bien, poursuivis-je, ne voulant point lui laisser plus avant l’initiative de l’entretien, c’est bien au sujet de la Champagne et du Rethelois que j’ai requis audience de Votre Altesse, cette province du Nord étant d’une importance immense pour Sa Majesté, puisqu’elle ouvre un chemin à l’invasion des Espagnols des Flandres, et quelle s’encontre de présent aux mains du duc de Mayenne, du jeune duc de Guise et de M. de Saint-Paul.
— Monsieur de Saint-Paul ! hucha tout soudain le duc ivre de rage, en levant les deux bras au ciel, Monsieur de Saint-Paul ! répéta-t-il en se dressant et se mettant à tourner et retourner sur soi comme un petit insecte noir dans un bocal et en même temps claquant des doigts comme fol, Ha ! Monsieur de Siorac ! Ha ! Marquis ! C’est faire d’un diable deux, et de deux diables trois que d’appeler Monsieur, de et Saint, cet excrémenteux personnage qui n’est ni Monsieur, ni de, ni saint, ni même peut-être Paul, mais la plus pernicieuse et insufférable petite vermine à qui Dieu ait jamais permis de ramper sur la surface de la terre !
Voilà, comme aurait dit Tronson, qui était « chié chanté » et à cette première esquisse de Saint-Paul, augurant mieux du portrait achevé, je conjurai tout de gob le duc de me le peindre de cap à pié, Sa Majesté ne voulant pas de bien au quidam, comme bien il le pensait, et moi-même n’étant en cette affaire que son œil et son bras, le premier devant être par ses soins éclairé, et le second, armé. Ce qui n’est pas à dire, lecteur, que j’avais le projet d’expédier ledit sire, si triste qu’il fût. Je ne suis pas l’homme de telles missions. Et si Miroul et moi avions dépêché le chevalier d’Aumale en Saint-Denis, c’est qu’il avait tiré sur moi avant que j’eusse le temps de le provoquer en loyal duel, lui gardant une fort mauvaise dent d’avoir forcé, au cours du sac de Saint-Symphorien de Tours, la pauvre demoiselle de R., alors âgée de douze années.
— Le goujat, reprit le duc de Nevers en se rasseyant et en me faisant signe de l’imiter (car par respect je m’étais levé, quand il s’était dressé comme diable hors de sa boîte), le goujat est sans foi, ni loi, ni nom, ni biens, étant le fils d’un maître d’hôtel du seigneur de Nangis, lequel ayant eu la faiblesse de le prendre pour page, le dressa au métier des armes où le coquin réussit fort bien, n’étant pas sans hardiesse ni esprit, ni manège. Tant est que par la faveur de feu le duc de Guise, j’entends le Balafré, il devint à la parfin colonel dans les armées ligueuses et épousa – sous le nom de seigneur de Saint-Paul – une veuve accorte, riche et de très bonne maison. Mais vous souriez, Monsieur, dit le duc en m’interrompant et en me lançant un regard furieux.
— Plaise à Votre Altesse, dis-je, de ne se point piquer de ce sourire, je m’apense que nombreux, hélas, sont les ligueux qui, grâce à nos guerres civiles, sont montés comme l’écume dont ils ont la consistance. Témoins : les Seize, les vrais rois de Paris durant le siège.
— Qu’est cela ? dit le duc. Il y a pis et bien pis ! Au lendemain de l’exécution du Balafré à Blois, et de l’arrestation de son fils, le prince de Joinville, Henri III me nomma gouverneur de la Champagne tant pour récompenser ma fidélité que parce que mon duché du Rethelois jouxte cette province. Mais je ne pus prendre possession de mon governorat, Mayenne et ses alliés espagnols des proches Flandres tenant Reims et tout le pays à l’alentour, ni même pour la même raison me hasarder jusqu’à Rethel que j’avais, comme j’ai dit de reste, baillé en apanage à mon fils ! Or, en l’absence du prince de Joinville que Henri III, puis Henri IV retenaient prisonnier, Mayenne nomma ledit nauséeux et cauteleux Saint-Paul lieutenant général de Champagne, et peu après, maréchal de France. Vous m’avez bien ouï ! Il nomma maréchal de France cet homme de peu, lequel, enivré de sa neuve gloire, et de son ascension inouïe, fit trembler la Champagne, se rendit maître de bon nombre des places fortes de mon fils, et usurpant le titre qu’il tenait de moi, se proclama duc du Rethelois.
— Cornedebœuf ! m’écriai-je, béant. L’extraordinaire effronterie !
— Ha ! Monsieur ! rugit le petit duc en faisant des bonds sur son cancan, les deux mains crispées sur les accoudoirs, le vaunéant a fait mieux dans l’immodérée impudence ! Il m’a écrit ! Il a eu le front de m’écrire ce billet que voici, poursuivit-il en le tirant de son pourpoint : « Monsieur (observez, Marquis, que pour ce goujat d’écurie un duc régnant n’est pas même “Monseigneur”), Monsieur, si vous désirez que les vôtres jouissent en paix du Rethelois, vous avez un fils et une fille à marier. J’en ai autant. En les mariant ensemble, nous pourrions nous accommoder. » Vous m’avez bien ouï ! Non content de rober mon duché à mon fils, ce vermisseau voulait entrer dans mon alliance !…
— Et que lui répondit Votre Altesse ? dis-je. Que les Gonzague sont une illustre famille princière italienne dont les origines se perdent dans la nuit des temps ?
— Oh que nenni ! dit le duc, c’eût été faire trop d’honneur à ce faquin ! Marquis, reprit-il d’un air grave, je suis chrétien et chrétien conséquent, mais je tiens cependant qu’il est des prédicaments où le chrétien en moi le doit céder au duc.
— C’est raison, dis-je, accordant ma mine à la sienne.
— Je lui répondis donc ceci, dit le duc en se levant (il va sans dire que je l’imitai aussitôt). « Capitaine (vous pensez bien que je n’allais pas lui donner du Maréchal, ce titre ne lui ayant pas été conféré par le roi), capitaine, je vous ferai rentrer dans la gorge votre billet si je mets la main sur vous. Après quoi je commanderai à mes hommes de vous pendre au premier chêne venu avec une couronne ducale en carton sur la tête. » Hélas, Marquis, je tendis dans la suite plus d’une embuscade à ce scélérat, mais il en réchappa toujours. Et de présent il est devenu si puissant en ladite province de Champagne que même le prince de Joinville qui l’a rejoint, après s’être évadé de nos prisons, ne peut arriver à bout de se faire obéir de lui.
Quand je rapportai, en bref, ces propos le lendemain à Sa Majesté, il m’ouït sans cesser de marcher qui-cy qui-là dans sa tente sur ses gambes courtes et musculeuses (ne se pouvant tenir assis plus d’une minute) et quand j’eus fini ma râtelée, il s’arrêta et, tournant vers moi son long nez, il me dit, l’œil vif et épiant :
— Barbu, qu’es-tu donc de présent apensé de Saint-Paul ?
— Qu’un jour, Sire, le jeune duc de Guise se ralliera à vous et un jour, se peut, le duc de Mayenne, mais jamais, jamais le capitaine de Saint-Paul.
— Pourquoi, Barbu ?
— Pour ce que, venu de si bas, il est monté si haut. Le voilà Maréchal de France, lieutenant général d’une province, et quasi duc du Rethelois. Le guillaume sait bien qu’il ne peut, pour le petit estoc de sa maison, conserver tous ses titres en traitant avec vous. Raison pour quoi il s’est fait espagnol.
— C’est bien raisonné, dit le roi. Et le duc de Nevers ? reprit-il, avec un petit brillement de l’œil et la lèvre gaussante sous son long nez. Comment t’es-tu à lui accommodé ?
— Mal de prime. Bien ensuite.
— Nevers est une châtaigne, dit le roi en riant. La bogue n’est que piquants. Mais l’intérieur est savoureux. Il est, de plus, le seul grand de ce royaume qui, en toute loyauté, me serve. Ha ! Barbu ! Les grands ! Les grands ! Tant plus je leur fais service, et tant plus ils me font d’algardes ! Le duc de Bouillon, qui me doit tant, remue mes huguenots contre moi du fait de ma conversion. Le duc de Mercœur, avec l’aide espagnole, travaille à séparer la Bretagne de la France, attentant en sa folie de mettre l’horloge d’un bon siècle en arrière. Le duc d’Épernon, appelant mes ennemis à rescous, laboure à se tailler, en Provence, un duché indépendant. Et il n’est pas jusqu’au maréchal de Biron…
— Quoi, Sire ? Biron ?
— Ha ! Biron ! s’écria le roi. Biron, Barbu, n’est que vanités et vanteries et tient, à qui veut l’ouïr, des propos extravagants ! À peu qu’il ne tâche de persuader au monde qu’il m’a mis la couronne sur la tête ! Et quasi exige de moi le governorat de Laon, quand j’aurai pris la bonne ville, parle jà des fortifications qu’il y fera, et me menace d’une escapade, si je la lui refuse ! Ce que je ferai de reste, ne voulant pas de ce présomptueux dans une ville tant proche des Flandres, car je le tiens pour capable, au moindre dépit, de m’y faire, aidé par l’Espagnol, des brouilleries infinies… Ha ! Barbu, régner n’est pas simple, principalement en ce pays que voilà.
— Mais le peuple vous aime, Sire.
— Ce peuple est un peuple, dit le roi en secouant la tête et l’air tout soudain amer. Hier, il me chantait pouilles. Ce jour d’hui il m’acclame. Mais si j’étais battu demain, il acclamerait mon vainqueur. Non, Barbu, il n’y a pas à se fier au peuple, ni aux grands, ni, ajouta-t-il à mi-voix, et en jetant un œil autour de lui, aux jésuites…
— Sire, dis-je, vous n’avez pas manque de très bons serviteurs et à vous très affectionnés, et très fidèles.
— Certes ! Certes ! s’écria Henri, oubliant que cet adverbe trahissait le huguenot, mais c’est une fidélité personnelle : très peu de ces gens que tu dis ont véritablement le sens des grands intérêts du royaume.
— J’espère, Sire, dis-je avec un sourire et un salut, que vous me permettrez de me compter un jour parmi ceux-là.
— Je te le dirai à ton retour de Reims ! et reprenant son air vif et alerte, le roi dit en riant :
— À cheval, Barbu, à cheval ! Pars à brides avalées ! Et laboure bien où tu cours pour le bien du royaume !
J’y courus, en effet, avec mon beau-frère Quéribus et sa « forte et belle escorte » dont il m’avait donné le commandement. Forte, elle l’était par le nombre, comptant bien quarante chevaux, et si véloces qu’ayant envoyé au-devant de moi, et aussi à dextre et à senestre, des batteurs d’estrade pour m’éclairer, et un de ceux-là étant revenu me dire, haletant, que nous allions donner du nez sur un gros escadron ligueux, je me mis à la fuite et je le contournai, sans qu’il nous pût, nous ayant vus, nous rattraper, parvenant mie à manger de nous autre chose que la poussière de nos sabots…
Après cette fâcheuse encontre, nous n’y allâmes plus que d’une fesse, et très à la prudence, et combien que la route de Laon à Reims ne soit pas une grande affaire, se pouvant, se peut parcourir en un jour (du moins avec nos brillantes montures), nous prîmes autant que nous pûmes par les taillis et les forêts, trottant avant l’aube et à la nuit tombante, bivouaquant à la fraîche durant le jour et quant aux bourgs et villages, rondissant notre chemin afin que de les éviter.
Il s’en fallait prou que le jour fût levé quand nous pûmes, d’un petit tertre, apercevoir à l’horizon, noyés dans une brume grisâtre, les murailles de Reims. Je commandai incontinent à l’escorte de mettre pied à terre et de se décuirasser, ne voulant point apparaître devant Reims, armés la guerre, afin qu’on ne nous tirât pas sus du haut des remparts.
— Tudieu, mon frère ! dit Quéribus, voilà qui est bel et bon ! Mais comment comptez-vous pénétrer en la bonne ville ?
— Comme tout un chacun : en quérant l’entrant au châtelet d’entrée.
— Quoi ? Au risque de nous faire étriper dès l’advenue, ou à tout le moins jeter en geôle pour tirer de nous rançon ?
— En cette sorte de mission, dis-je avec un sourire, il faut prou hasarder. Cependant, nous avons deux avantages : le premier, c’est que vous êtes cousin du jeune duc de Guise, le second, c’est que je suis porteur pour lui d’une lettre de sa mère.
— Le premier, dit Quéribus, ne serait un avantage que si Saint-Paul était gentilhomme. Mais un faquin de cette farine ne respecte pas les liens du sang !
— Et quant au second, dit M. de La Surie, je gage que le Saint-Paul nous commandera, le cotel sur la gorge, de lui remettre la lettre, et que sitôt lue, il la mettra en pièces, et se peut, nous tuera ensuite, comme suppôts d’hérétiques.
À quoi je ne répondis rien et allai presser l’escorte d’achever le décuirassage et de se remettre en selle au plus vite, voulant atteindre la ville à la pique du jour. À vrai dire, je me serais volontiers attardé sur ce tertre, la brise y étant vive et faisant joliment trémuler les petites feuilles neuves des peupliers. Tandis que les hommes se hâtaient et qu’on attachait les cuirasses sur les mulets, je fis distribuer aux soldats pain et vin, et leur recommandai de mettre un bœuf sur leur langue, de ne point allumer les mèches des arquebuses et de montrer aux manants et habitants une mine modeste et amicale, sans sourciller du tout, ni faire les bravaches, ni mettre la main sur la poignée de l’épée. À la parfin, la dernière mule bâtée et la dernière bouchée gloutie, je commandai le boute-selle, mais sans trompette, et remontant moi-même, je gagnai les devants, Quéribus à ma dextre, M. de La Surie à ma senestre, et tous trois au botte à botte.
— Miroul, dis-je, à la réflexion, je m’apense que tu as raison, il ne faut point parler de prime de la missive de la duchesse : ce serait se fourrer de soi dans la nasse. Mais, par exemple, des immenses embarras de pécunes de la dame et du secours que de son fils elle quiert, ce que le prince de Joinville ne pourra que croire – lui-même, à ce que m’a dit le roi, ayant quatre cent mille écus de dettes.
— Cinq cent mille, dit Quéribus, qui lui ont été légués par son grand-père et son père. Il en a coûté fort cher aux Guise d’avoir voulu devenir rois de France.
— Outre, dit Miroul, ce petit désavantage d’avoir été l’un après l’autre assassinés.
— Quant à cette lettre, repris-je, qui nous pourrait elle aussi, expédier aux couteaux, je vais en disposer au mieux.
Et les laissant tous deux cheminer au botte à botte vers Reims, je trottai en fin de colonne jusqu’à Pissebœuf et, le tirant à l’écart, lui dis en oc sotto voce :
— Pissebœuf, je suis porteur pour le jeune duc de Guise d’une lettre de sa mère, laquelle, si elle tombait entre les mains de Saint-Paul, lui ferait battre le briquet beaucoup trop près de la poudre. Voudrais-tu t’en charger ? Il n’y a pas apparence que les ligueux fouillent jamais un à un les quarante hommes de notre escorte.
— Même alors, dit Pissebœuf, je défie bien qu’on la trouve. Où est l’objet ?
— Espère un peu que notre escorte ait rondi le tournant que tu vois dret devant, afin que nul ne voie que je te le remets. Mais sais-tu bien, toi, où le dissimuler ?
— Cap de Diou ! dit Pissebœuf, je serais de présent pauvre comme Job si je n’avais pas appris, après le combat, à mettre mes petites picorées hors d’atteinte des voleries. Hé quoi ! poursuivit-il, quand, le tournant nous ayant dérobé aux vues, je lui eus remis la lettre, ce n’est que cela ? C’est petite affaire. Les écus sont bien plus mal aisés à dissimuler, étant lourds, brillants à la lumière et l’un sur l’autre trébuchants.
Ayant dit, nous rejoignîmes au salon le gros de l’escorte, où Poussevent, quasi alarmé de l’absence de son immutable compain, ne manqua pas d’en quérir de lui la raison en oc.
— Compère, dit Pissebœuf, mets un bœuf, toi aussi, sur ta langue, si tu ne veux point que je te compisse là où poussent tes vents.
À quoi sans malice, comme sans rancune, Poussevent s’esbouffa.
— Monsieur mon frère, dis-je à Quéribus, de grâce, un mot avec vous au bec à bec.
Ce qu’oyant M. de La Surie, jaleux et renfroigné, il brida son cheval jusqu’à ce que l’escorte le rattrapât, nous laissant prendre les devants d’un jet de pierre.
— Monsieur mon frère, fis-je, dirais-je vrai, en opinant que vous me dépassez prou en beauté, en élégance, en manières, en vêture, en quartiers de noblesse, en escrime, à la paume, et en tous les arts de la guerre ?
— Assurément, dit Quéribus qui ne manquait pas d’esprit, mais…
— Comment « mais » ?
— Ce « mais » attend le fiel qu’annonce tant de miel.
— C’est joliment dit. Mais le susdit fiel n’est point si offensant. Le voilà : conviendrez-vous que je vous surpasse – en revanche – par une certaine adresse à ménager ou manéger les personnes difficiles ?
— Et si je vous accorde et ménage et manège ?
— Je pourrais quérir de vous, dès lors de me laisser jeter les dés et tailler les cartes avec Saint-Paul, contrefeignant, quant à vous, quelque malaise ou intempérie, pour avoir le prétexte de vous accoiser et de me laisser la main.
— C’est donc que vous me cuidez – en revanche – bon comédien ?
— Oui-da, je vous ai vu quasiment vous pâmer pour susciter la pitié des belles.
— Monsieur, dit Quéribus avec un sourire, à la réflexion, je vous laisserai la haute main avec Saint-Paul : vous me manégez si bien.
— La grand merci à vous !
— Vais-je appeler M. de La Surie ? reprit Quéribus. Il boude. Et je le voudrais mettre moi-même au courant.
— Mais faites ! dis-je, tandis que se retournant sur sa selle, il faisait signe à Miroul de nous rejoindre, auquel, dès qu’il fut au botte à botte avec nous, il dit :
— Monsieur de La Surie, j’ai convenu avec le marquis de Siorac de contrefeindre quelque intempérie, sitôt que l’entretien avec Saint-Paul deviendra délicat, et ne voulant pas pâmer au point de choir, j’aimerais que vous vous teniez près de moi pour m’apporter le rescous de votre bras.
— Monsieur le Marquis, je le ferai, dit Miroul d’une voix allègre, entendant tout de gob que je n’avais point voulu faire devant témoin mes demandes à Quéribus afin que de ne le point piquer.
Nous étions alors à une demi-lieue de Reims, cheminant en pourpoint trois par trois, ce qui assurément n’avait rien de belliqueux, et encore que le soleil ne fût point levé, on pouvait pressentir à une petite lumière blanchâtre à l’est qu’il n’allait pas tarder à poindre.
— C’est proprement saisir le loup par les oreilles, dit Quéribus, que de s’aller jeter sous la patte de Saint-Paul.
— Prions, dit Miroul en riant, prions que la main du Guise nous sauve de cette patte !
Étant un homme d’une rare impavidité et prêt à me suivre par affection jusque dans les dents de la mort (dont il m’avait plus d’une fois tiré), Miroul était à cette minute alerte et gai comme un pinson. Quéribus, serein, quoique un peu pâle. Et quant à moi, je ressentais ce bizarre mélange d’appréhension et d’exaltation que me donne l’approche du péril : émotion qui fait, depuis tant d’années, l’étoffe de ma vie qu’elle me faillirait, je crois, le jour où elle deviendrait de moi déconnue.
Notre approche se trouvait dérobée aux guetteurs par un rideau d’arbres et quant à moi, observant que si nous poursuivions tout dret nous allions donner dans une porte flanquée d’un château, je m’avisai que dans ledit château Saint-Paul avait dû loger ses Espagnols, et jugeai bon de faire un grand détour hors vues pour nous présenter à une porte côté ouest qui se peut ne serait gardée que par les milices bourgeoises. Et bien fis-je, car encore que ladite porte fût surmontée d’un châtelet d’entrée et flanquée de remparts qui à notre vue se hérissèrent de mousquets, on ne nous tira pas sus : ce qui me laissa le loisir de m’avancer vers ledit châtelet où je voyais, nous espinchant à une lucarne, une face surmontée d’un morion. Là, bridant mon cheval, je saluai de mon chapeau à plumes et dis d’une voix forte :
— Messieurs les habitants et manants de Reims, M. le marquis de Quéribus, par ma voix, a l’honneur de vous demander l’entrant, dans le dessein qu’il a de visiter Monseigneur de Guise dont il est le parent.
— Monsieur, dit l’homme au casque, je ne peux n’étant que sergent, prendre sur moi de vous déclore. Mais plaise à vous d’espérer un petit. Je vais envoyer quérir le lieutenant du peuple.
Ayant dit, il retira sa face de la lucarne, et je demeurai seul, j’entends seul avec les mousquets qui me visaient par les créneaux des remparts et qui, de reste, se redressèrent l’un après l’autre, les paroles prenant fort heureusement le relais de la poudre, à en juger par les questions criées dont je fus assailli.
— Monsieur, d’où venez-vous ? Êtes-vous de la Ligue ? Êtes-vous à Navarre ? Qu’en est-il de Paris ? Fûtes-vous à Laon ?
— Messieurs de Reims, dis-je, en les saluant amplement derechef de mon chapeau, plaise à vous de souffrir que j’attende le lieutenant de la prévôté pour répondre à vos questions.
— Monsieur, qui êtes-vous ? cria une voix stentorienne.
— Monsieur, dis-je, après un moment de silence, je suis Français naturel, et par les temps qui courent, je m’en paonne assez.
Cette phrase, qui n’était point sans pointe ni intention – visant les hôtes indésirés de la ville – fut accueillie par des rires et des marques d’approbation, lesquels me convainquirent que Saint-Paul ne régnait dans les murs que par force et contrainte.
— Monsieur, reprit la voix, êtes-vous gentilhomme ?
— Oui-da, Monsieur !
— À quoi appartenez-vous ?
Mais à cette question-là, j’avais ma réponse prête.
— À Madame la duchesse de Guise, que Dieu la garde !
— Que Dieu la garde ! reprirent quelques voix sur les remparts, mais non pas toutes.
Ha ! m’apensai-je, même les Guise ne sont plus tant populaires en leur governorat ! Se peut que ce fruit-là soit mûr pour mon maître.
— Monsieur ! reprit une autre voix, plus aiguë et moins stentorienne que la précédente, venez-vous nous délivrer de qui vous savez ?
À cette question, qui fit le silence sur les remparts et me parut fort périlleuse pour nos sûretés – que j’y répondisse ou non – je dis :
— Monsieur, je ne connais pas qui vous savez.
Là-dessus, voulant couper court à un interrogatoire qui prenait une telle pente, j’imaginai de faire caracoler ma jument, laquelle, fatiguée de son immobilité, fut tant ravie de s’ébattre qu’elle n’y alla pas de la moitié d’une croupe, et faillit me désarçonner, ce qui m’engagea à la remettre dans le droit chemin en la faisant passer par tous les exercices d’école auxquels je l’avais dressée : spectacle qui captiva tant les milices bourgeoises qu’elles s’accoisèrent jusqu’à ce qu’une face, apparaissant à la lucarne du châtelet d’entrée, me criât :
— Monsieur, de grâce, démontez et passez par la porte piétonnière que nous allons déclore, et venez avec moi vous entretenir. Je suis le lieutenant Rousselet.
Je ne pus que je n’obéisse, encore que de fort mauvaise dent. Cornedebœuf ! m’apensai-je en mon for. Voilà à quoi la Ligue a réduit notre France. N’y circule pas qui veut. Toute ville y est de présent un royaume avec ses petits rois, et ses petites frontières, et ses petites lois.
Je passai donc la porte piétonnière, tenant ma Pompée par la bride qu’un valet vint me prendre, à qui je baillai tout de gob deux sols, en lui recommandant de bien la bichonner, la pauvrette étant tout en eau du labour où je l’avais soumise. Et un sergent m’amenant poliment assez jusqu’au corps de garde, j’y encontrai à la parfin le lieutenant du peuple qui, renvoyant ses hommes, me voulut parler bec à bec, et de prime m’envisagea un moment, moi-même le contrenvisageant, et chacun de nous, semble-t-il, aimant ce qu’il voyait, pour ce qu’à la fin, il me sourit et je lui contresouris.
Le lieutenant du Peuple est à Reims une sorte de prévôt des marchands ou de maire, lequel est élu par les manants et habitants de la bonne ville, et qui se trouve en grande autorité parmi eux. À ce que j’avais appris à Laon, son prédécesseur en cet office, le lieutenant Julien Pillois, fort archiligueux et fort espagnol, avait en trahison de ceux qui l’avaient choisi (et qui voulaient se livrer au roi après sa conversion) mis Saint-Paul par un subterfuge en possession de Reims. Raison pour quoi les Rémois, à la mort du traître, en 93, avaient élu Rousselet que Saint-Paul tenait, à ce que j’avais ouï, en grande suspicion.
Ce bon Rousselet était un homme dont je dirais qu’il avait les manières carrées et la charnure ronde, l’œil étant noisette et fort vif, la face hâlée, mais tirant sur le rouge, et un air de gaieté qui m’agréa, car pas plus que Henri Quatrième je ne suis raffolé des gens mélancoliques, me disant que si un guillaume ne s’aime pas lui-même, comment pourrait-il aimer et servir son prochain ? En bref, je trouvais ce Rousselet à mon goût et, obéissant à mon instinct qui me disait d’avoir fiance en sa bonne face, je lui dis mon nom et d’où je venais.
— Mon Dieu, Monsieur le Lieutenant, ajoutai-je, que d’embarras et de traverses pour admettre des Français naturels dans une ville française ? Et qui plus est, un parent de votre gouverneur !
— C’est que gouverneur, Monsieur le Marquis, le duc de Guise ne l’est, hélas, que de nom, du moins tant qu’il n’aura pas persuadé M. de Saint-Paul de retirer les deux cents Espagnols qu’il a placés dans le Château de la Porte-Mars sous les ordres de quatre capitaines, eux aussi espagnols. Tour que M. de Saint-Paul nous a contraints de bâtir pour les loger, son intention étant d’en élever quatre autres aux quatre portes de la ville pour y recevoir des garnisons de même farine. Dessein qui nous alarme fort, nous, manants et habitants de Reims. Car si M. de Saint-Paul y parvient, il pourra nous assujettir tout à plein à son joug, qui n’est pas léger, et à celui de Philippe II, qui sera pis. Et c’en sera bien fini alors des franchises de notre bonne ville.
— Mais le duc, dis-je, n’est pas venu seul à Reims.
— Bah ! dit Rousselet, avec une suite de soixante hommes à peine ! Ce qui est peu pour rebuffer les deux cents arquebusiers de la Porte-Mars, lesquels, en outre, sont espagnols : autant dire, les meilleurs soldats au monde.
— Monsieur Rousselet, dis-je, si j’entends bien les propos que me tenez, vos milices bourgeoises pourraient, dans les occasions, prêter la main à M. de Guise par haine de l’oppresseur.
— Ha ! Monsieur le Marquis ! dit Rousselet en secouant ses épaules rondes et en levant au ciel son œil noisette, mes bourgeois de Reims sont de bons hommes assez pour tirer derrière de bons murs, mais non point pour réganier l’infanterie castillane…
— Toutefois, dis-je après un moment de silence, l’escorte de M. de Quéribus, lequel est tout acquis à son cousin de Guise, monte à quarante arquebusiers, ceux-là fort aguerris, lesquels ajoutés aux soixante hommes de Mgr le duc…
— Ha ! Monsieur ! dit Rousselet en secouant la tête, vos quarante soldats ne viennent hélas ! ni à compte ni à recette, vu que du commandement formel de M. de Saint-Paul, ils ne recevront pas l’entrant dedans nos murs. D’ores en avant, nul ne pénètre ici qui ne soit espagnol ! Et c’est à peine si M. de Saint-Paul consentira à entrebâiller la porte piétonnière à M. de Quéribus, à vous-même, et à deux ou trois de vos gens.
— Cornedebœuf ! criai-je, quelle tyrannie !
Mais je ne pus en dire davantage, car on toqua à la porte, et le sergent qui m’avait admis dedans les murs, passant sa tête par l’entrebâillure, dit d’une voix haletante :
— Monsieur le Lieutenant, voir venir le baron de La Tour !
— Déjà, Tudieu ! s’écria Rousselet en se levant, l’œil effaré assez, Monsieur le Marquis, poursuivit-il à voix basse, prenez grand’garde à ce La Tour. Tout vrai baron qu’il soit, il est à M. de Saint-Paul. Et comme lui vrai Espagnol, quoique Français.
Il achevait quand, sans toquer le moindre, ce La Tour entra, la crête haute, l’œil sourcilleux, et le chapeau imperturbablement sur la tête, tandis que nous le saluions, Rousselet et moi. Outre ce peu gracieux accueil, le discourtois guillaume me déplut de prime, non que sa face fût laide, mais elle portait cet air d’insufférable arrogance que d’aucuns de nos archiligueux empruntent aux maîtres espagnols dont ils se sont faits les valets.
— Monsieur le Baron, dit Rousselet, ce gentilhomme est de la suite du marquis de Quéribus, lequel est un cousin de Mgr le duc de Guise, et demande l’entrant pour lui-même, ses gentilshommes et son escorte.
— Monsieur, dit le baron en attachant sur moi un regard hautain, j’espère que vous pourrez m’expliquer pourquoi, venant de Paris, vous avez contourné la ville pour vous présenter à la Porte Ouest, au lieu que de vous présenter à la Porte-Mars comme le voulait le chemin le plus court.
— Mais, Monsieur, dis-je d’un air quasi naïf, et avec un nouveau salut, ayant observé que la Porte-Mars était occupée par des soldats espagnols, et aucun d’entre nous ne parlant leur langue, nous avons pensé nous faire mieux entendre des Français naturels en nous adressant à une autre porte.
Maugré qu’il gardât un air d’insolente hautesse, je vis bien que cette réponse déconcertait le baron, ne sachant s’il devait y discerner rebuffade et gausserie, ou l’attribuer à ma simplicité. Tant est que n’arrivant pas à décider, il rempocha son grief et dit d’un air fort rogue :
— Monsieur, le commandement du duc du Rethelois (c’est ainsi que le faquin appela Saint-Paul) ne souffre pas d’exception. L’escorte du marquis de Quéribus n’entrera point dedans nos murs. Et ledit marquis ne sera lui-même admis qu’avec quatre de ses gens. Sergent, ajouta-t-il, le verbe bref et le geste impérieux, raccompagnez incontinent ce gentilhomme à la porte piétonnière, afin qu’il instruise M. de Quéribus de cette décision.
Cela fut dit d’un ton dont j’eusse en toute autre occasion demandé raison. Mais hélas, il ne s’agissait point de forcer le sanglier dans sa bauge, mais d’avoir accès au duc de Guise, ce dont, à vue de pays, je commençais à craindre de faillir.
Mon Quéribus, qui s’impatientait à faire le héron au bord des douves, s’encoléra comme fol à ouïr de ma bouche le repoussis de notre escorte, étant fort renfroigné à l’idée de se présenter à son cousin le duc avec une suite si maigrelette que même un bourgeois en eût rougi. Je n’envisageai pas la chose du même œil. Sans nos hommes, Quéribus se voyait nu. Sans eux, je me voyais désarmé. Mais à la parfin, je l’assouageai et lui réitérant mes insistantes prières de me confier le ménage et manège de nos ennemis, je le persuadai de laisser bivouaquer nos arquebusiers sous les murs de Reims, et d’entrer avec quatre de nos gens. Il choisit deux gentilshommes. Je choisis Pissebœuf et Poussevent et, avec l’agrément de Quéribus, je confiai l’escorte au commandement de M. de La Surie, lequel fut au désespoir de me laisser pénétrer seul dans la gueule du loup, mais entendit bien qu’il serait, dans les occasions, notre recours et rescous, et d’autant que je le garnis abondamment en pécunes, afin qu’il pût acheter les complaisances, et se peut, les complicités des milices qui surveillaient la Porte Ouest, ne doutant pas que sa naturelle adresse pût tirer prou de ce commerce. À la parfin, après je ne sais combien de fortes brassées, de toquements d’épaule et de dos, et de poutounes sur nos rêches barbes, on se quitta, la gorge fort nouée quant à moi, et quant à lui, la larme au bord du cil.
Le baron de La Tour, au vu du marquis de Quéribus, lui fit, à l’espagnole, un salut des plus maigres, auquel Quéribus squelettiquement répondit, et nous entourant aussitôt d’un fort peloton d’arquebusiers castillans, nous conduisit dans un dédale de rues (dont je pris grand soin, toutefois, d’étudier en cheminant la configuration) jusqu’à une grande maison de fort bonne apparence, où il nous logea au deuxième étage.
— Messieurs, dit-il, le ton rogue et la crête haute, cet étage est à vous, et vous n’y manquerez de rien. Mais gardez-vous de descendre au rez-de-chaussée, ni de vouloir saillir ès rues : vous ne trouverez devant vous que soldats castillans, lesquels, n’entendant pas votre langue, ne vous laisseront pas passer.
— Monsieur ! s’écria Quéribus avec indignation, dois-je entendre que nous sommes prisonniers et qui pis est, gardés par des Espagnols ?
— Pas précisément, Monsieur, dit le baron de La Tour avec la dernière froidure. Mais s’agissant de gentilshommes qui viennent d’où vous venez et servent qui vous servez, il y faut quelques précautions, du moins tant que le duc ne vous aura pas entretenus.
— Et quand, Monsieur, verrons-nous le duc ? dis-je du ton le plus uni, ne voulant pas laisser mon Quéribus s’indigner plus outre.
— Mais ce jour d’hui même, Messieurs, dit La Tour en souriant pour la première fois, mais avec un sourire qui me parut plus menaçant encore que sa hargne.
Ce n’est pas que les appartements où il nous avait mis fussent mesquins ou manquassent des commodités que commandait notre rang, le seul désavantage étant d’évidence que nous n’en pouvions bouger mie, comme je m’en assurais, aussitôt que La Tour fut départi, en saillant hors sur le palier de l’escalier, où je m’encontrai cara a cara[6] avec une bonne douzaine de hallebardiers espagnols, dont le sergent me dit civilement assez dans sa parladure qu’il avait ordre de ne point nous laisser passer. Et comme pour sauver la face, je m’enquérais de lui au sujet de Pissebœuf et Poussevent, le quidam me dit qu’ils étaient aux écuries à panser nos chevaux et qu’il me les enverrait dès leur tâche achevée.
Je retournai donc dans notre geôle dorée, et trouvant que mon Quéribus, muet de rage, faisait cependant toilette, aidé de ses gentilshommes, afin que d’accueillir dignement la visite du duc de Guise, je décidai de l’imiter et le laissant, passai dans ma chambre, laquelle faisait l’angle du bâtiment, et comportait en un de ses coins un gros arrondi qui me parut annoncer à l’extérieur une sorte de tour dans laquelle un viret devait mener à l’étage au-dessous, et se peut au rez-de-chaussée. Ce qui me conforta dans cette idée fut la petite porte basse en anse de panier que j’aperçus au milieu de l’arrondi que j’ai dit, laquelle était en chêne vieilli, aspé de fer. L’ayant en vain secouée, j’en conclus qu’elle était fermée à clef de l’extérieur, et assurément regrettai de n’avoir point emporté un pétard avec moi, lequel eut fort bien fait mon affaire en ce prédicament, encore que la noise et vacarme eût mis à nos trousses la bonne vingtaine de soldats espagnols qui gardait l’ensemble du logis. C’est du moins le chiffre que me donna Pissebœuf, quand il revint des écuries, opinant en oc, que même pour des vaillants comme nous les bélîtres étaient trop. Là-dessus, voyant que je me dévêtais, il s’offrit à me servir de chambrière, fonctions dont il s’acquitta de son mieux, faillant toutefois de fort loin à égaler ma frisquette Guillemette, laquelle m’égayait, ce faisant, de ses mignonneries et de ses taquinades.
Toutefois, il ne laissait pas que d’avoir l’œil aux alentours, et il vit bien que le mien souvent tournait du côté de la petite porte basse qui s’ouvrait dans l’arrondi que j’ai dit.
— Moussu, dit-il en oc, il y a là un viret.
— Oui-da ! dis-je. Le hic est que la porte est close !
— À verrou ou à clef ? dit Pissebœuf d’un air sagace.
— Je ne sais.
— Moussu, c’est que cela fait toute la différence, comme disait la femme du ferronnier, quand en l’absence de son mari elle se faisait limer la serrure par un guillaume des mieux membrés.
Ce disant, il lâcha tout de gob l’extrémité de mes chausses, et me laissant les enfiler seul, il tira vers ladite porte, et se penchant, y colla un œil, puis l’autre, et se relevant, me dit d’un air triomphant.
— Moussu, espérez un petit. Je me fais fort de la déclore.
— Vramy ?
— Vramy ! Comme disait le maître-menuisier Tronson : elle n’avait pas soulevé le pied que jà je lui voyais la semelle.
— C’est de la serrure que tu jases ainsi ?
— Oui-da ! D’elle-même ! Moussu, poursuivit-il avec un air d’immense piaffe, Pissebœuf ne serait plus Pissebœuf s’il se laissait rebuffer par une petite serrure de merde. Moussu, comment se dit en espagnol : il me faut retourner à l’écurie ?
— Tengo que regressar a la caballeriza.
— Moussu, avec votre permission et celle de nos geôliers, j’y va ! Et serai de retour avec ce qu’il me faut en un battement de cil.
Lequel battement dura bien dix bonnes minutes, au cours desquelles survint un incident qui changea mes pensées, car de la fenêtre à meneaux, que j’avais dès l’entrant ouverte à une belle matine tissée de soleil (comme l’avaient laissé prévoir les brumes de la pique du jour) me vint, accompagné des accords d’une viole et d’un luth, un chant féminin tant frais et délicieux que le plus babillard gazouil d’un ruisseau doux-coulant. Ayant la tête toute chaffourrée des gazouil traverses de notre prédicament je m’en sentis d’un coup délivré et nettoyé par ces cristallins accents. Et ravi, le cœur me toquant, la tête me clochant, et le sang courant plus jeune et plus vif par toutes les avenues de mon corps, je courus à la fenêtre à demi vêtu, et tâchai d’apercevoir la sirène qui m’enchantait. Et ne voyant rien devant moi qu’une large place où roulaient des charrois, je conclus, en me penchant hors, que le rossignol qui me charmait était perché dans les appartements dessous le mien, son chant me parvenant par ses propres verrières, elles aussi au soleil décloses.
L’ouïe alerte, j’achevai d’endosser ma vêture – laquelle, pour honorer le duc, se trouvait la plus belle de celles que j’avais emportées, le pourpoint étant de satin bleu pâle garni de deux rangées de perles – et l’esprit de présent moins occupé des périls de l’heure (lesquels pourtant n’avaient point décru) que charmé par la mélanconique chanson de l’inconnue, je me mis à rêver furieusement, étant bien assuré qu’en ce qui la concernait, cette émerveillable voix ne pouvait saillir que de la plus belle des gorges. Ainsi va trottant toujours l’imagination des hommes qui sont du sexe raffolés : je le dis sans vanterie et sans mea culpa, bien persuadé que je suis, que si l’on me mettait la tête sur le billot – comme cela se pourrait bien arriver ici même à Reims – je ne faillirai pas, marchant ès rues à mon dernier supplice, les mains liées derrière le dos, d’avoir l’œil accroché, au mitan des badauds, par une face fraîchelette et un tétin rondi.
J’en étais là quand la porte de ma chambre s’ouvrit.
— Moussu, dit Pissebœuf, derrière lequel le bedondainant Poussevent soufflait de l’exercitation qu’il s’était donnée à gravir les deux étages, j’ai tout le nécessaire.
— Qu’est cela ? dis-je, béant. Je ne vois qu’un peu de farine, un fort papier, et un fil de fer.
— Moussu, c’en est assez, dit Pissebœuf ajoutant : « Credite mihi experto[7] », car il se piquait fort de son latin, ayant été clerc, comme j’ai dit, avant que de tourner huguenot et de choisir le métier des armes.
— Monsieur le Marquis, dit un des gentilshommes de Quéribus en apparaissant à ma porte, un capitaine espagnol vient d’annoncer en son jargon l’arrivée de Monseigneur le duc, et Monsieur votre frère requiert votre présence.
— La merci à vous, Monsieur, dis-je civilement. Pissebœuf, clos bien l’huis sur moi et vaque à ton affaire.
Cependant, avant de passer le seuil, je me bridai et tendis l’ouïe et la tendis en vain. Luth, viole et chant, tout s’était tu.
Le plumage de Quéribus, mon beau muguet de cour, dépassait le mien en splendeur, comme le lecteur bien s’en doute, et dès que je fus à sa dextre, il fit placer les deux gentilshommes derrière nous, se désolant de cette tant maigre et mesquine suite qu’il tenait à déshonneur, étant un homme tout entier du règne précédent (dont il avait gardé le langage), aimant la pompe et la cérémonie, et trouvant fort à redire à la rugueuse simplicité de Navarre.
— Messieurs, dit-il, j’enrage de ne pas recevoir le duc plus dignement ! En ma conscience ! Il en faudrait mourir ! (Ces expressions qu’il prononçait d’une voix aiguë et flûtée ayant été sous Henri III, à la mode qui trotte.) Deux gentilshommes pour deux marquis ! Tudieu ! Cela est beau ! Vous pouvez croire que jusqu’à la fin du temps je garderai une fort mauvaise dent à ce faquin de basse maison qui ose se dire duc du Rethelois ! Le pis étant, à mes yeux, que, grâce au Balafré, il a pu épouser une Demoiselle de très bon lieu, belle comme les amours, riche comme Crésus et de manières parfaites.
— La connaissez-vous ? dis-je avec un sourire.
— Nenni ! Mais de ses parents, elle est Caumont.
— Quoi ? criai-je, une Caumont ! Une Caumont du Périgord ?
— Je le crois.
— Mais dans ce cas, dis-je, ma mère étant aussi Caumont, elle serait donc quelque peu ma parente ?
— Cela vous fera une belle gambe ! dit Quéribus, fort en groigne. En ma conscience, vous ne la verrez mie ! Le Saint-Paul est jaleux comme Turc et, dit-on, cloître la pauvrette au logis. Messieurs, poursuivit-il en s’adressant aux gentilshommes qui, à eux deux, faisaient toute notre suite, de grâce faites comme moi, mettez vos chapeaux, afin que de les pouvoir comme moi retirer quand le duc entrera, et ramentez-vous, je vous prie, que le duc étant duc, et prince de Joinville, et prétendant, comme tous les Guise, descendre de Charlemagne, vous lui devez, comme le marquis de Siorac et moi-même, un salut à peine moins profond d’un degré que celui que vous faites au roi, à savoir le buste à demi plié, et les plumes du chapeau à dix pouces du sol. En outre, à son entrée, le visage grave et les yeux baissés, lesquels il ne faut relever que lorsqu’il nous adressera la parole.
— Monsieur mon frère, lui dis-je à l’oreille, peux-je à vous-même rappeler que si le duc, par une question ou un propos, vous jette dans l’embarras, vous devez contrefeindre une intempérie ou une pâmoison qui me permette de prendre le relais.
— Ventredieu ! dit Quéribus, je n’aurais garde de l’oublier ! Et du diantre si j’entends comment vous pouvez vous sentir à l’aise au milieu des infinies brouilleries de vos missions ! Il en faudrait mourir !
— J’aimerais mieux que non pas, dis-je en riant.
Mais mon rire fut coupé net, car la porte se déclouit avec fracas, et le baron de La Tour, apparaissant, hucha d’une voix forte :
— Messieurs ! Le duc !
Ayant dit, il se plaça à côté de l’huis, se découvrit, le buste, comme avait si bien dit Quéribus, à demi plié, l’œil baissé, les plumes du chapeau à dix pouces du sol. Nous l’imitâmes incontinent.
— Messieurs, dit une voix nasale et de moi tout à plein déconnue, je vous salue bien.
Je levai les yeux. C’était le « duc du Rethelois » ! Cornedebœuf ! Quelle indigne ruse ! Dans quelle poêle on nous faisait tomber ! Roulés que nous étions dans quelle odieuse farine ! Je vis mon Quéribus et pâlir, et rougir, et je crus un moment qu’il allait mettre la main sur la poignée de son épée, ce qui eût été folie, car le « duc » était fortement accompagné, et n’attendait, à ce que je crois, qu’un geste menaçant ou une parole fâcheuse de notre part pour achever de nous faire frire. Par bonheur, mon Quéribus, se ramentevant mes objurgations, choisit de se pâmer, ce qu’il fit à merveille, les narines pincées, l’œil révulsé et les lèvres trémulentes ! Feintes qu’il avait apprises, comme j’ai dit, pour atendrézir, à la Cour, le cœur des cruelles. Me détournant alors, je fis signe à ses gentilshommes de le bien vouloir soutenir et mener jusqu’à un cancan qui se trouvait là et quant à moi, faisant face au Saint-Paul, je lui fis de prime un second salut, pour me donner le temps de réfléchir comme je l’allais adresser, trouvant indigne de moi de l’appeler « Monseigneur » et fort imprudent, étant donné l’immense présomption du guillaume, de lui dire un « Monsieur » tout sec.
— Monsieur le Maréchal de France, dis-je à la parfin (préférant, s’il fallait faire la part du feu, reconnaître un titre militaire, plutôt qu’un titre de noblesse), je vous fais toutes mes excusations pour la soudaine intempérie de mon beau-frère le marquis de Quéribus, lequel, dès ses plus vertes années, a été sujet à ces fâcheux malaises…
Je n’en restai pas là. Entendant bien qu’avec un gautier de cet acabit, la courtoisie était ma meilleure défense, j’étirai mes compliments à l’aune de sa vanité, et discourus dans cette veine pendant cinq bonnes minutes, l’envisageant cependant fort curieusement, quoique avec un apparent respect. Sa taille, comme celle du jeune duc de Guise, tirait vers le petit, mais alors que le prince de Joinville m’avait paru quelque peu estéquit en son torse, ce Saint-Paul était dru, râblé et musculeux, son cou et ses épaules annonçant beaucoup de force. En outre, sa face était imposante assez, avec un front large et bossué, un nez gros et courbe, un menton qui tendait vers le prognathe (comme celui de son maître le roi d’Espagne), des cheveux abondants, ondulés, rejetés en arrière et si bien testonnés que pas un poil ne passait l’autre ; une barbe fort bien taillée au carré, et une grosse moustache virilement relevée en crocs aux deux bouts : le tout posé sur une fraise très large, comme celles qu’affectaient les archiligueux pour moquer les petites fraises austères des huguenots. J’oserais dire que les soins et les labours qui avaient façonné et léché cette majestueuse apparence trahissaient à vue de pays la folle arrogance du « duc du Rethelois ». Mais l’œil ne manquait pas d’esprit, quoique le regard fût menaçant et suspicionneux, toutefois point tant cruel que déprisant de tout le genre humain. Et qu’il fallût au guillaume peu de scrupules et prou d’audace pour archiducher le vrai duc, gouverner son gouverneur, et séquestrer la parentèle dudit, voilà qui me laissait songeard sur ce qui pourrait nous advenir céans…
Je sentis bien, tandis que je discourais, que le Saint-Paul buvait mes compliments et ma déférence comme petit-lait, mais sans en être cependant aveuglé, son œil renardier ne cessant de scruter le mien. Et à peine eus-je fini de dévider mon courtois cocon qu’il dit d’une voix nasale, et sur un ton abrupt et militaire :
— Monsieur, nous sommes en guerre. Vous venez du camp ennemi. Vous servez le roi de Navarre. Pour moi, jouissant de l’entière confiance de la Sainte Ligue et de Philippe II, nommé par le duc de Mayenne lieutenant général de Reims et de la Champagne, je suis, en fait, le maître dans la bonne ville, puisque je commande à la garnison espagnole qu’il m’a plu d’y introduire. Je suis donc en droit de quérir de vous ce que vous venez faire céans.
— Mais Monsieur le Maréchal de France, dis-je le plus doucement que je pus, n’est-ce pas à Monseigneur le duc de Guise, à savoir au gouverneur de Reims, de quérir cela du marquis de Quéribus, lequel, au surplus, est son parent ?
— Nenni, Monsieur, dit Saint-Paul d’un ton coupant, et en levant fort haut la crête. Chez qui êtes-vous logé à Reims ? Je vais vous le dire : chez moi ! Qui vous garde ? Mes hallebardiers. Qui commande à Reims intra-muros et extra-muros ? Moi ! À qui obéit la milice ? À moi ! Qui occupe le Rethelois dont je me suis fait le duc ? Moi, encore ! Moi, qui ne suis ni l’ami ni le parent du marquis de Quéribus.
Ici Quéribus fit entendre sur son cancan une sorte de groignement, mais comme je me retournai pour lui jeter un œil objurgateur, il ferma sagement le sien (qui jetait des flammes) et retourna à son évanouissou.
— Monsieur le Maréchal, dis-je, je suis béant que le duc de Guise, qui est le rejeton d’une très grande famille et le neveu du duc de Mayenne, compte si peu pour vous…
— Il compterait prou, dit Saint-Paul sèchement, si sa mère ne s’était pas ralliée à Navarre et ne travaillait, à ce que je crois, à raccommoder son fils à lui. Monsieur, reprit-il en fichant son œil noir et brillant dans le mien. C’est assez finaudé ! Je vous parlerai sans feintise : est-ce pour cela que vous êtes céans ?
L’avantage d’un œil bleu, c’est qu’il peut exprimer, dans les occasions, une extraordinaire innocence, et la Dieu merci, le mien, en l’occurrence, ne me faillit pas.
— Monsieur le Maréchal ! m’écriai-je, mais point du tout ! C’est là une étrange méprise ! Nous sommes céans pour délivrer au duc de Guise, de la part de sa mère, un message qui n’a rien à voir avec les affaires du royaume, mais touche, si j’ai bien entendu, les grands embarras de pécunes de Mme de Guise.
— En ce cas-là, Monsieur, dit Saint-Paul avec un regard fort pointu, vous n’aurez aucune objection, j’ose croire, à ce que mon capitaine espagnol vous fasse fouiller après mon départir, afin d’acertainer que vous n’avez point sur vous de missive, message, ou document dont la Sainte Ligue pourrait s’alarmer.
— Nous fouiller, Monsieur le Maréchal ! dis-je, comme indigné.
— Vous m’avez ouï, Monsieur ! dit Saint-Paul, ces quatre mots dans sa bouche claquant comme balles de mousquet.
Là-dessus, avec un salut des plus brefs, il tourna les talons et s’en fut, carrant les épaules, et faisant sonner ses bottes sur le carreau, le baron de La Tour suivant comme chacal sur les traces d’un lion. La porte close, je me jetai sur Quéribus et lui mis la main sur la bouche.
— Pour l’amour de Dieu, lui dis-je, à l’oreille, ne dites rien ! Cette porte a des oreilles. Il y va de notre vie !
Il me signifia de l’œil qu’il avait entendu mon propos, et je le lâchai, non sans qu’il eût quelque peu mordu ma paume pour se revenger de ma petite violence. C’était là mon Quéribus tout crachi-craché : À quarante ans passés, joueur comme un chaton.
— Monsieur, me dit-il d’une voix mi-fâchée mi-amusée, n’avez-vous point honte et vergogne d’appeler ce maraud « Monsieur le Maréchal de France » ?
— Ha bah ! dis-je, j’appelle maréchal quiconque a le pouvoir de me faire fouiller. Au reste, je ne désire rien tant que ça : le renard ne tirera rien de ce poulailler-là. Espérez-moi un petit. Je vais prévenir Pissebœuf.
Lequel, fort sagement assis sur le tapis, jouait aux dés avec Poussevent, ayant bien entendu que le moment était mal choisi pour crocheter une porte.
— Moussu, dit Pissebœuf en se levant pour me marquer quelque respect, mais gardant son ton badin sans lequel il eût cru perdre l’honneur, si Pissebœuf cachait les chiots d’une chienne, même la mère ne les retrouverait pas, eût-elle le meilleur nez du monde.
Tout gasconnant qu’il fût, il n’errait pas, car la fouille, qui fut lente, pesante et méthodique – autant dire espagnole – et inclut même nos deux valets, ne donna rien, encore que nos geôliers allassent jusqu’à inspecter, à l’écurie, le harnachement de nos chevaux.
— Et pourquoi pas aussi leurs culs ? dit Pissebœuf.
Nos inquisiteurs départis, j’allais retrouver Pissebœuf en ma chambre, et me jetant sur un cancan, étant quelque peu lassé de ma nocturne chevauchée, j’observais, l’œil mi-clos, demi sommeillant, mais de reste fort curieux, ses ingénieux labours. Belle lectrice, si un jour votre méchant mari, suspicionnant à tort votre adamantine fidélité, vous serre prisonnière en vos appartements et vous y clôt à double tour, laissant toutefois, à l’extérieur, la clef, voici la recette pissebœuvienne de votre liberté : ayant pris un peu de farine, vous la pétrissez avec de l’eau, afin que d’en faire une pâte bien collante que vous étalez sur une feuille de papier, laquelle vous glissez sous la porte à l’aplomb de la serrure. Après quoi, armé d’un fil de fer, vous l’introduisez dans ladite serrure et par degrés, poussez doucement la clef hors. Si votre main est aussi habile que celle de Pissebœuf, ladite clef doit tomber sur le papier où la farine gluante doit la garder de rouler hors d’atteinte. Vous tirez alors vers vous précautionneusement le papier, et la clef des champs et des ébats champêtres est vôtre, laquelle vous permet, à la nuit tombante, et masquée, d’aller conter à votre confesseur l’outrage que ce fol de mari vous a fait. J’entends bien qu’il faut que la fente sous la porte soit grande assez pour laisser passer et la feuille et la clef. Et j’entends aussi que le difficile, une fois que vous serez revenue au logis, est de remettre les choses en leur primitif état, et de vous reverrouiller vous-même en vos appartements, la clef restant à l’extérieur. Il se peut, toutefois, que vous puissiez alors trouver une personne connivente pour vous raccompagner jusqu’à votre porte et vous enfermer. Quant à moi, je me permets de suggérer que cette personne soit votre confesseur, puisque ayant jà la charge de votre âme, il doit désirer préserver votre joli corps des brutalités d’un mari.
Je fis à Pissebœuf tous les merciements et les compliments que demandaient et son exploit et sa piaffe, et lui baillant, en outre, un écu pour sa peine, je l’envoyai ainsi que Poussevent, se reposer des fatigues de sa nocturne chevauchée. Et resté seul, la clef de la petite porte basse dans la main, je balançai à l’utiliser tout de gob, mais à la parfin me ravisai et voulant de prime me défatiguer de ma nuit, je me jetai sur la coite, ayant tout juste le temps, devant que de m’ensommeiller, de regretter l’absence de mon Miroul, qui ayant été avec moi, depuis nos quinze ans, en tous les périls que j’avais encourus, m’avait immensément assisté de ses conseils et de son bras.
À ma montre-horloge (celle que j’arborais en sautoir du temps que je portais ma déguisure de marchand-drapier), je vis à mon réveil, que j’avais dormi deux heures à peine et me sentant encore tout chaffourrée de sommeil, je me passai un peu d’eau sur la face et allai quérir Pissebœuf en sa soupente pour fixer dans mon dos et sous mon mantelet mes dagues à l’italienne.
Je noulus qu’il m’accompagnât, comme il l’offrit aussitôt, et lui demandai de rester céans, afin de prévenir M. de Quéribus de ma part de ne bouger ni orteil ni petit doigt dès que je serais hors.
Je suis bien assuré que mon Pissebœuf eût aimé, à cette occasion, jouer les Miroul, mais je ne l’avais jamais mis sur ce pied-là avec moi, et encore que sa longue et maigre face trahissait la déception de ne point m’accompagner en mon équipée, il s’accoisa, et sous son œil déquiet et désapprobateur, mais sans qu’il ne pipât mot ni miette, j’introduisis dans la serrure la clé que je tenais de son art, lequel, à vrai dire, sentait quelque peu son truand, les frontières entre le soldat et le truand étant de reste, par essence, confuses. La différence que j’y discerne est que l’on loue l’arquebusier pour des exploits qui vaudraient la corde au mauvais garçon.
Le cœur me toquant quelque peu, je tournai ladite clé, saillis hors sur le viret et tout de gob reverrouillai la porte, non point tant que Pissebœuf ne me suivît que par crainte que le geôlier vînt éprouver, en mon absence, la fermeture de l’huis.
Comme je l’avais conjecturé, le viret que je descendais à pas de chat desservait, primo, l’étage où nous étions serrés ; secundo, l’étage au-dessous d’où venaient les chants que j’ai dits. Et tertio, le rez-de-chaussée. Si le viret comportait deux portes : l’une, sans doute, donnait sur les appartements d’apparat et de réception, et l’autre dans une ruelle, comme je m’en avisai en poussant fort doucement le judas et en collant un œil par la fente. Par malheur, la porte était fermée à clé et, à ce que je vis, celle que j’avais en main ne l’ouvrait pas. Je restai béant de cette précaution. Voilà qui sentait furieusement le jaleux, et s’adressait bien davantage au rossignol que j’avais ouï qu’à nous-mêmes. Je refermai sans bruit le judas et, m’adossant au mur, tâchai de réfléchir.
Assurément je trouvai quelque clarté dans le plan de cette demeure, lequel je connaissais bien pour l’avoir plus d’une fois observé dans les maisons de la noblesse : L’escalier, dit d’honneur, s’ouvrait du côté le plus long et, desservant les deux étages, donnait au rez-de-chaussée sur une cour, laquelle était flanquée, à dextre et à senestre, d’écuries, et close sur la rue par un haut mur percé d’une porte cochère. C’est par là que nous étions entrés et c’est par là que nous ne pouvions saillir, les lieux grouillant d’Espagnols. En revanche, il n’y en avait point, pour garder la petite tour d’angle où j’étais, laquelle donnait sur une ruelle derrière la maison et devait, j’imagine, être de quelque commodité, soit pour recevoir un visiteur à la discrétion, soit pour s’échapper soi-même à la dérobée. Mais quant à tenter l’exit par ce petit viret, il fallait, de toute évidence, en commander la clé.
Je butais toujours là-dessus et j’y butais si bien que je me mis à remonter les marches, pensif et marmiteux, jusqu’à ma geôle et m’arrêtant, comme maugré moi, à la cage de mon rossignol, au premier étage, l’idée me vint d’essayer ma clé sur sa serrure, laquelle, à ma très grande béance, elle déverrouilla sans peine. Et pourquoi fus-je si béant, je ne sais, car il y avait une sorte de logique d’avoir la même clé pour le premier et deuxième étage et une clé différente pour la porte qui donnait sur la ruelle, celle-ci étant la plus conséquente des trois, puisqu’elle ouvrait sur la liberté.
Lecteur, je ne te veux point cacher que, tout vaillant que je croie être, je balançai à pénétrer en cet étage. C’est là, me disais-je, jeter ma vie bien au hasard et bien inutilement, car ce n’est pas par là que je pourrai saillir hors. En revanche, si j’encontre le Saint-Paul dans ses appartements privés, il aura les meilleures raisons du monde de me dépêcher. Eh bien donc ! me dis-je, n’y entre point !
À cet instant, j’ouïs, s’élevant à deux pas de moi, viole, luth et chant de nouveau et compris à ce charmant concert qu’il s’était interrompu à l’arrivée de Saint-Paul, épiée dans la cour par une des chambrières, et qu’il reprenait, une fois qu’on était bien sûr de son départir. Ce qui me donnait à penser que le guillaume ne goûtait guère le divertissement qui me charmait.
Qu’elle fût fondée ou non, cette intuition me décida. Belle lectrice, vous voudrez bien me concéder qu’à tout le moins, je m’étais donné une bonne raison pour agir comme j’avais appétit à faire… Je poussai donc ladite porte et, de l’intérieur la reverrouillant, je tournai la clé, me serrant moi-même en prison. Mais il y a geôle et geôle, et celle-là me convenait mieux que mon deuxième étage et d’autant que les liens de parenté que je me flattais d’avoir avec Mme de Saint-Paul la pouvaient adoucir davantage.
Comme disent les capitaines, je marchais « le petit pas » le long d’un passage fort obscur, craignant à tout instant de me trouver nez à nez avec un grand rustaud de laquais vaquant à son office. Et en l’impossibilité où je serais d’expliquer ma présence là, je me demandais, vramy, ce que je pourrais faire. Daguer le pauvre menant me paraissait impiteux. Me colleter avec lui, pis encore.
La pensée toute pleine de cette possible encontre, j’ouïs quelque noise devant moi, et me jetai dans la première pièce venue, qui se trouva être une chambrette fort claire, et la clarté me faisant parpaléger, je ne vis pas de prime, mais je vis fort bien ensuite, une jeune chambrière qui me tournait le dos et qui, à demi vêtue, se lavait la face dans une petite bassine.
Je fermai l’huis sur moi et au bruit que le verrou fit, la mignote jeta un œil sur un bout de miroir devant elle et m’apercevant, sa bouche, de peur et de stupeur, s’arrondit en un O parfait. Je craignis qu’elle huchât et fus sur elle en un battement de cil, lui clouis les lèvres de ma main, et comme elle se débattait avec une vigueur que je n’eusse pas attendue d’elle, si bien membrée qu’elle fût, je finis, pour en venir à bout, par la jeter à la renversé sur la coite et me jetai moi-même sur elle, afin qu’elle se tînt quiète.
— Mamie, lui soufflai-je à l’oreille, je ne te veux point de mal. Je suis un des deux gentilshommes que M. de Saint-Paul a serrés cette matine au deuxième étage, et si tu appelles, il y va de ma vie.
Quoi disant, pour protester plus outre de mes intentions pacifiques, je lui piquai quelques petits poutounes dans le cou et derrière l’oreille. Et sentant qu’en effet, elle mollissait sous moi, je crus que je pourrais avantageusement remplacer par mes lèvres la main qui fermait sa bouche. Ce que je fis, et y trouvai merveille, car le baiser ne fut pas plus tôt donné que rendu, et bel et bien rendu, en même temps qu’elle serrait ses robustes bras rouges autour de ma taille, comme si trouvant à la parfin quelque agrément dans le poids de mon corps, elle eût aspiré à l’accroître. Entendant alors que le traité de paix entre nous était par là signé, je me sentis si content de cette rapide conclusion – surtout venant après des négociations si courtes – que je remis la parladure à plus tard. Et la bonne volonté s’avérant égale des deux parts, je scellai incontinent notre alliance, comme le lieu, l’heure, le verrou tiré, sa vêture, et nos communes dispositions nous y invitaient. Toutefois, la voyant si jeune et d’humeur si ployable, je m’arrangeai pour que nos transports n’eussent point pour elle de suite, ce dont elle me mercia ensuite quand, nos tumultes apaisés, la parole nous revint.
— Monsieur, poursuivit-elle, sa jolie tête posée sur mon épaule comme un enfantelet, j’aurais honte et vergogne que vous m’apensiez fille si facile qu’elle baille son devant au premier venu. Je suis bonne et honnête garce, et si pucelle ne suis, c’est que ces choses-là, dans mon village, se font par surprise, et quasiment sans y penser. Et quant à moi, seulement une fois, tant est que par bonheur, et la Benoîte Vierge aussi me protégeant, je ne suis pas tombée grosse.
— Quoi ? Une fois ? Une fois seulement ? Et pourquoi le maraud n’a-t-il pas recommencé, ta face étant si fraîchelette et ta chamure si bien rondie ?
— Il ne l’a pu, dit-elle, parce que mon père me donna à Mme de Saint-Paul, et le duc est tant jaleux que nous sommes, comme elle, recluses au logis comme nonnettes au couvent, sans un seul laquais, ou valet, ou cocher à notre service, le duc ne tolérant que des femmes autour de la sienne. Ha ! Monsieur ! C’est grande famine de ne point voir une moustache de tout le jour, ou que de loin, et par la fenêtre ! Et, sur l’Évangile, vous êtes le premier homme sur qui, depuis trois mois, j’ai jeté l’œil d’un peu près…
Naïveté à laquelle je ris à gueule bec, encore qu’elle me parût diminuer grandement le mérite de ma conquête.
— Mamie, dis-je en envisageant ses yeux candides avec un attendrissou mêlé de gausserie, je suis très heureux que tu te sois plu à moi. Mais, vrai comme Évangile, tu ne t’es pas baillée au premier venu ! Je suis le marquis de Siorac, allié, par ma mère, aux Caumont de Périgord.
— Aux Caumont ! dit Louison, mais ma maîtresse est née Caumont ! Et Dieu sait si elle parle d’eux, n’ayant que leur nom à la bouche, tant elle se paonne de sa parentèle et n’a que dépris pour le petit estoc de son époux.
— Raison pour quoi tu me vois céans, ma mie, dis-je, maugré le péril que j’y cours. Je cuide que ta maîtresse est quelque peu ma cousine et je te prie de lui aller dire au bec à bec que j’aimerais qu’elle me fasse la grâce de m’entretenir.
— Monsieur le Marquis, dit-elle, son petit visage devenant triste et marmiteux, je ferai comme vous avez dit.
— Tiens donc, Louison, comme tu dis cela ! Et pourquoi cette pauvre mine et ce long nez !
— C’est que, Monsieur, dès que vous aurez vu ma maîtresse vous ne voudrez plus de moi. Elle est tant belle ! Encore, dit-elle avec un petit revanchement de l’œil, qu’elle ne soit point tant jeune que moi et point du tout tant bénigne.
— Mamie, dis-je en riant, va, va sans tant languir. Et sois bien assurée que je te garderai toujours en très bonne amitié pour l’aimable accueil que tu m’as fait.
Devant que de m’obéir, elle prit soin néanmoins de se vêtir et de se recoiffer avec soin, non sans quelque petite moue contrite, et aussi quelque petit regard en dessous pour voir si les miens s’attachaient à ses charmes. En quoi elle fut tout à trac rassurée, pour ce que je ne la perdais pas de l’œil, aimant à la fureur ces petites mines-là.
La chambrette me parut moins claire et moins gaie, dès quelle s’en alla, laissant derrière elle une trace brillante et dans l’air je ne sais quelle douceur. Mais, se peut que cette douceur fût en moi, car ayant rajusté ma vêture et voulant me testonner le cheveu, je me regardai dans le bout de miroir qui pendait au-dessus de la petite bassine, et fus fort surpris de m’y trouver l’air rebiscoulé et gaillard, maugré les périls de l’heure.
Mme de Saint-Paul, qui avait renvoyé ses joueuses de flûte et de viole, me reçut dans un petit cabinet, sans pimplochement aucun, le cheveu ni lavé ni coiffé, et vêtue d’un de ces vêtements que nos dames appellent un « déshabillé », sans doute parce qu’ils ne laissent rien voir, en laissant tout deviner. Mais, à vrai dire, ledit déshabillé était court assez et Mme de Saint-Paul se trouvant très négligemment allongée sur un cancan, elle laissait apercevoir une petite partie de sa gambe et un pied en son entièreté, lequel, ayant laissé échapper sa mule, me parut, à vrai dire, fait au moule, joliment cambré, la peau blanche, et à vue de nez, fort douce. Pour tout dire, il m’émut fort. Et si la politesse m’empêchait de n’avoir d’yeux que pour lui, cependant, de temps en temps, mon regard s’y coulait, attiré à lui comme limaille par aimant.
Ce n’est pas que le reste de la personne ne fût aussi très agréable à contempler, Mme de Saint-Paul ayant de fort beaux cheveux châtain clair, un front blanc et bombé, un nez droit, des lèvres dessinées à ravir, et que vous ne pouviez voir sans qu’elles vous donnassent appétit à les mesurer sur les vôtres. Avec cela, les plus beaux yeux du monde, fort grands, d’un bleu azuréen, bordés de cils noirs, et qui vous regardaient d’une façon bien particulière car, pour vous envisager, Mme de Saint-Paul tournait son cou (qui était long et gracieux) et vous aguignait de côté le bleu de l’iris remplissant le coin de l’œil. Tant est qu’elle vous tirait ainsi à l’avantage quelques flèches mortelles, comme ces Parthes qui jadis se mettaient de profil sur leurs chevaux pour vous décocher, au départir, leurs traits. Quant à sa chamure et à son embonpoint, je dirais, pour aller au plus court, qu’il n’y avait rien à y reprendre, Mme de Saint-Paul étant parfaite, là encore, de cap à pié. Comme on voit, je reviens toujours à ce pié.
— Monsieur, dit-elle avec une hautesse qui me parut quelque peu contrefeinte, je suis béante qu’avec une clé que vous avez pêchée je ne sais où, vous ayez le front de vous introduire chez moi, et pis encore, sur le prétexte d’être mon parent.
— Madame, dis-je d’un ton modeste et en lui faisant un profond salut, je vous fais toutes mes excusations d’avoir, pressé par mon prédicament, contrevenu aux règles de la courtoisie. Étant venu céans, mon beau-frère et moi, pour voir le duc de Guise, M. de Saint-Paul nous a serrés prisonniers dans l’étage du dessus, d’où j’ai ouï, par une verrière ouverte, la plus céleste des voix. Je me suis alors apensé que c’était celle de Mme de Saint-Paul et apprenant par mon beau-frère, le marquis de Quéribus, que vous étiez née Caumont du Périgord, et ma mère étant née Isabelle de Caumont, j’ai cru…
— Et vous avez eu tort de croire, me coupa-t-elle, la crête haute, car je suis Caumont, assurément, mais non point du Périgord. Et encore que j’aie ouï parler de ceux-là comme étant de bonne maison, nous n’avons en commun avec eux que le nom.
— Ha ! Madame ! dis-je, je suis dans la désolation de renoncer à l’espoir dont je m’étais flatté d’être votre cousin, lequel espoir, étant né dans le même instant où j’ai ouï votre divine voix, a crû immensément à jeter l’œil sur vous ! Mais puisque, poursuivis-je, donnant à mon regard une expression mélancolique, je ne suis rien pour vous qu’un gentilhomme que votre mari a cru bon de serrer chez lui prisonnier, plaise à vous, Madame, de bien vouloir me bailler mon congé.
Ayant dit, et sans attendre de réponse, et feignant d’être quelque peu piqué, je lui fis un grand salut et gagnai la porte.
— Tout doux, cria-t-elle, usant elle-même d’un ton plus doux, si vous êtes, à l’étage au-dessus, le prisonnier de mon mari, vous êtes céans le mien. Et vous ne partirez point que vous ne m’ayez expliqué comment, pour parvenir à moi, vous êtes passé au travers d’une porte à double tour close.
Je lui contai alors ma râtelée sur la façon dont mon valet m’avait procuré la clé qui ouvrait sa porte et la mienne, mais non, hélas, celle qui donnait sur le rez-de-chaussée dans la ruelle. Cependant, tandis que je lui faisais ce récit, elle m’envisageait en sa bien particulière guise, en penchant sa jolie tête de côté et en m’espinchant du coin des yeux, ce qui avait, je gage, pour but, de mettre en valeur la beauté de ses prunelles, et pour effet de donner à son regard je ne sais quoi d’aigu et de dardé qui devait retenir sur eux l’attention de ses admirateurs. Quant à mon propre regard, si fort qu’il fût attiré par le sien, je dois confesser qu’il s’égarait parfois, comme je le dis plus haut : ce qu’elle ne laissa pas d’apercevoir.
— Marquis, dit-elle, quand j’en eus fini sur la question des clés, à quoi elle avait marqué, maugré son petit manège, un très grand intérêt, Marquis, poursuivit-elle en ouvrant tout grand son œil azuréen, que vous êtes donc étrange ! Que regardez-vous là ?
— Pour tout vous dire, Madame, dis-je en m’inclinant, votre pié ! Lequel est le plus friand petit pié de la création !
— Hé ! Monsieur ! Laissez là mon pié ! dit Mme de Saint-Paul avec tout ensemble un œil sourcilleux et une moue ravie.
Par quoi elle me parut exprimer dans le même temps des sentiments contradictoires ; talent que je n’ai jamais vu qu’aux femmes et qui me fait croire à l’infinie subtilité de ce sexe.
— Du reste, ajouta-t-elle, peu disposée en dépit de son dire, à passer à un autre sujet, tout un chacun possède un pié !
— Madame, dis-je, saisissant l’esteuf au bond, il y a pié et pié ! Avant de connaître le vôtre, quand mon regard s’attardait aux beautés d’une dame, je rêvais à sa face, à ses longs cheveux, à son parpal rondi, à son ventre douillet, que sais-je encore ! Mais jusqu’à ce jour d’hui, je ne suis jamais descendu si bas en mon adoration.
— Monsieur, dit-elle en souriant, vous devez plaire auxdites dames : votre langue est si habile !
— Il est de fait, Madame, dis-je d’un ton modeste mais connivent, qu’on ne m’a jamais fait de plainte touchant l’habileté de ma langue.
— Ha ! Monsieur ! cria Mme de Saint-Paul d’un air fort titillé et riant comme une nonnette, c’en est trop ! Vous dépassez les bornes ! Louison, as-tu ouï ?
— Madame, dit Louison, qui debout derrière le cancan de sa maîtresse ne paraissait guère goûter le tour que prenait mon entretien avec elle, j’ai ouï. Et je dois confesser que c’est bien de l’impertinence de la part de Monsieur le Marquis de parler ainsi du pié de Madame, lequel, après tout, n’est qu’un pié, fait pour marcher comme tous les piés ! Rien de plus !
— Paix-là, coquefredouille ! dit Mme de Saint-Paul d’un air fort dépit, tu es une sotte embéguinée et tu n’entends rien à ces choses-là, lesquelles sont bien trop délicates pour ta petite jugeote !
— Madame, dit Louison d’un ton piqué, je ne suis point tant rustaude que Madame veut dire ! J’entends ce que j’entends ! Et je trouve bien de la patience à Madame de souffrir que Monsieur le Marquis, qui n’est même pas son parent, lui conte fleurette sur son pié ! Pourquoi pas aussi sur la gambe ! Et sur le reste, pendant qu’il est en train !
— Niquedouille ! s’écria Mme de Saint-Paul, en rougissant du fait de son ire et de sa vergogne. C’est toi et ton babil que je ne peux souffrir ! Hors d’ici, sotte caillette ! À l’instant ! Et va clabauder dans les communs avec tes pairs !
— Madame, dit Louison en se retirant, mais par degrés, et l’œil aussi respectueux que son ton l’était peu, je demande bien pardon à Madame, mes pères étaient bonnes et honnêtes gens qui n’eussent pas permis au premier gautier venu, fût-il gentilhomme, de trop caresser de la langue les abattis de leur fille !
— Pour le coup, c’en est trop ! dit Mme de Saint-Paul qui avec une émerveillable vivacité, saisit la seule mule qui lui restait et la lança à la volée à la face de sa chambrière, ce qui précipita quelque peu sa retraite, encore que je sois bien assuré que l’huis reclos en un tournemain sur elle, Louison demeura derrière lui pour ouïr plus outre.
J’étais en mon for très ébaudi de cette petite scène qui me rappelait celles qui rebéquaient si souvent l’une contre l’autre ma mère, née Caumont, et sa chambrière Cathau. Et pour cacher le sourire qui, maugré moi, me venait aux lèvres, j’allai ramasser la petite mule rouge et or qui avait chu devant la porte que Louison avait fermée sur soi, et la ramassant, toquai de l’index à la porte, comme par mégarde, pour faire entendre à la bachelette que je savais où se trouvait sa mignonne oreille. Quoi fait, je revins, la mule à la main, vers Mme de Saint-Paul, laquelle, haletante, les deux mains posées sur son parpal houleux, et perdant quasiment son vent et haleine, me dit secouée encore par sa vengeresse ire.
— La peste emporte la pécore ! Ma fé ! Demain, c’est résolu ! Je la renvoie dans la crotte de son village !
— Hé ! Madame, dis-je d’une voix haute assez, je vous supplie de n’en rien faire ! Louison n’a parlé qu’en sa simplicité, sans feintise ni méchantise ! En outre, elle vous aime et n’a pas tari sur vos beautés, quand elle m’a amené jusqu’à vous.
Quoi disant, sous le prétexte de lui rendre sa mule, je m’approchai d’elle au bec à bec, ma moustache effleurant son cou, et je lui dis sotto voce – Madame, gardez-vous de la renvoyer ! La garcelette pourrait jaser à M. de Saint-Paul sur ma présence céans et mon entretien avec vous !
Battant alors du cil, soit de l’effroi que lui donnait mon propos, soit de l’émoi que lui baillait la chattemitesse caresse de ma moustache, Mme de Saint-Paul me fit du chef un signe d’assentiment et s’accoisa, silence que je trouvai trop périlleux, notre porte ayant des oreilles, pour le laisser durer plus outre.
— Madame, dis-je, puisque par ma faute vous n’avez plus de chambrière, je vous prie de me laisser m’acquitter de son office et de vous rechausser.
Ce à quoi elle voulut bien de la tête consentir, trop oppressée encore pour retrouver sa voix. Et lecteur, tu peux bien penser que, m’agenouillant devant elle, je pris tout mon temps pour remettre dedans ses mules ses piés, lesquels je mignonnais, baisottais, et pastissais à gueule bec, sous le prétexte, comme je le lui dis, de les réchauffer de leur froidure.
— Les voilà de présent chauds assez ! dit à la parfin Mme de Saint-Paul, qui ne manquait pas d’esprit. Marquis, relevez-vous et prenez place sur cette escabelle, là, devant moi. Et plaise à vous de m’expliquer pourquoi vous voulez jeter tant de choses au hasard en attendant de prendre le large.
— Madame, dis-je, comment souffrir que M. de Saint-Paul nous serre prisonniers en son logis, alors que c’est M. le duc de Guise que nous sommes céans pour voir ?
— Je suis bien prisonnière, moi ! dit Mme de Saint-Paul avec une moue amère. Et cela depuis le jour où, par mon père contrainte, j’ai marié ce funeste faquin, n’ayant fait, de père en mari, que changer de tyran. Or, de présent, mon père qui fit tout mon malheur est mort. J’ai hérité de sa fortune qui est considérable et je la tiens là, dans ce petit cabinet, dit-elle, (désignant de la main un coffre en bois poli orné de cuir noir et de ferrures d’argent). Mais je n’en peux toucher un sol, même pour mon attifure, M. de Saint-Paul s’en réservant l’usance. Tant est que je ne sais pas si c’est de moi ou de ce cabinet qu’il est le plus jaleux, passant, lorsqu’il s’encontre céans à compter mes écus, plus de temps qu’à me mignonner, ce qui n’est, de reste, que petite perte, car le maraud fait tout à la rustaude. Toutefois, me voulant à la parfin, dans mon dégoût et mon désespoir, évader de cette geôle-ci, je tirai un jour avantage du sommeil où l’avait jeté quelque excès de vin pour le fouiller et lui rober sa clé, laquelle, à son désommeillou, il chercha en vain, pour ce que je l’avais cousue dans ce petit carreau de satin que vous voyez sur mon cancan. Hélas ! À son départir, je le décousis et essayai la clé sur la petite porte basse qui donne sur le viret. Elle n’allait point !
— Madame, dis-je, le cœur me toquant comme fol à cette nouvelle, il se peut que la raison pour laquelle elle n’allait point sur cette porte-ci, c’est qu’elle allait sur celle qui donne sur la ruelle. Dans ce cas, Madame, poursuivis-je, haletant, il se peut que nous soyons sauvés, moi-même détenant la clé de l’étage et vous celle du rez-de-chaussée.
— Il se peut que vous soyez sauvé, Monsieur, dit Mme de Saint-Paul, froidureusement assez, mais pour moi j’ai réfléchi que ce serait folie de fuir sans ce petit cabinet qui contient tout mon bien. Et comment le peux-je emporter sans mon carrosse et mes chevaux que gardent dans nos écuries les arquebusiers espagnols ? Et à supposer même que je réussisse à saillir des murs, en cette coche, qui sera le cocher ? Comment atteindre Paris sans une forte escorte ? Comment me défendre contre les troupes que Saint-Paul ne faillira pas de lancer à ma poursuite ?
J’entendis bien à ces désespérées paroles qu’il serait pour le moins malgracieux de quérir tout de gob de Mme de Saint-Paul qu’elle me remît la clé, afin que de pourvoir à mon seul salut. Et après l’avoir envisagée quelques instants en silence, je dis avec gravité :
— Madame, votre mal heur ne me laisse pas impiteux. J’en vois toute l’étendue. Mais de grâce, ouvrez les yeux : les temps changent. M. de Guise est arrivé céans pour recouvrer en Reims une autorité que M. de Saint-Paul avait usurpée, et n’est point décidé du tout à lui laisser reprendre. Tant est que le combat qui s’engage entre eux sera encharné et se peut, pour l’un ou l’autre, mortel. Je vous en ai dit assez, Madame, repris-je à voix basse, pour que vous entendiez de quel parti je suis et à quoi je vais céans, et de toutes mes forces, labourer, si je trouve l’occasion de saillir de cette geôle. Et, Madame, si je ne faillis pas en cette entreprise, je vous fais céans serment sur mon honneur de ne pas connaître de repos avant d’avoir mené à bien votre évasion, que votre mari soit mort ou vif.
— Ha ! Monsieur ! dit Mme de Saint-Paul en se levant avec vivacité et en venant à moi les deux mains tendues, ses yeux azuréens paraissant plus lumineux du grand espoir dont je l’avais nourrie, vous aurez cette clé, et peux-je dire encore que mon instinct ne m’a pas trompée en m’inspirant pour vous, et sur-le-champ, une amitié dont je sens qu’elle ne pourra que croître…
Quoi disant, elle serra ses mains avec force, disant de par ce serrement et le regard qui l’accompagnait ce que ses paroles laissaient inachevé. Et qu’elle eût désiré par là, son avenir dépendant de lui, roborer le serment que je venais de lui faire en allumant en moi un sentiment encore plus exigeant que celui de l’honneur, le lecteur avisé serait excusable, en sa mondaine sagesse, de l’apenser. Quant à moi, cependant, je m’y refuse. Quand une dame me donne à croire qu’elle se prépare à me chérir, elle fait naître en moi un émeuvement si délicieux que je préfère, plutôt que de l’étouffer au berceau, suspendre, au moins pour quelques jours, le prudent scepticisme que j’ai appris à observer dans le commerce des hommes. Ce n’est pas là aveuglement mais, bien le rebours, clairvoyant ménage de mes émotions. Car il me paraît que je gagne davantage en bonheur par la fiance que par la défiance. J’aurais, à tout le moins, connu cet émerveillable moment où l’amour vous est promis. Et que si un jour le suave regard de la belle s’avère mensonger, et trompeuses ses mains caressantes, il sera bien assez temps, alors, de la décroire et de la désaimer.